Pays du Coquelicot — Collège Jean Moulin
Ateliers au Collège Jean Moulin à Albert
Journal de bord par Philippe Garon, écrivain et Valentine Vermeil, photographe
Philippe Garon le 18.03.2024 en après-midi
Quatrième atelier
Un habitant, c’est quelqu’un qui habite. Belle évidence vous me direz, mais au-delà de cette bébête tautologie, Wiktionnaire offre un éclairage que je trouve pas mal intéressant, à savoir une seconde acception : « Être fortement présent dans l’esprit ou dans le cœur de (quelqu'un). »
Selon le plus récent recensement, 9781 personnes habitent à Albert. Scientifiquement, on ne peut mesurer à quel point les gens éprouvent de l’attachement envers leur milieu de vie. Voilà peut-être un des rôles de l’écriture; sonder ce type de réalité. Pour ma dernière rencontre avec mes sympathiques tigres, je reprends la tactique des deux locaux. Pendant que je m’installe avec les dix-huit jeunes qui ont réalisé le travail demandé à la précédente période, je laisse à Gaëlle les autres élèves pour leur laisser le temps d’écrire au moins une phrase autour du thème « Soudés », à la première personne du singulier ou du pluriel, en alexandrin idéalement, mais surtout, en tenant compte le plus possible des photos prises avec Valentine. Moi, pendant ce temps-là, j’amène chaque membre de mon groupe à se choisir une phrase préférée. Quelqu’un les tape à l’ordinateur et grâce au projecteur électronique, on peut voir le résultat immédiatement et apporter des corrections ensemble au besoin. Ça marche plutôt bien. De nouveaux joueurs et joueuses arrivent sur les entrefaites avec leur phrase. Gaëlle me les envoie au fur et à mesure. Question de rééquilibrer les forces, je lui refile les ceusses dont nous avons déjà recueilli les mots. Je leur donne comme tâche d’écrire une phrase d’évaluation du projet. Avec cette samba des élèves, je finis par me retrouver avec seulement quatre ou cinq jeunes, et le plus beau, c’est qu’il s’agit des quatre ou cinq que j’ai le moins entendu.e.s depuis mon arrivée. Ça me donne l’occasion de passer un peu de temps en leur compagnie. Et sur ma clé USB, je sauvegarde la substantifique moelle textuelle qui pourra apparaître dans le fanzine.
Céline et Gaëlle ont préparé un goûter. Valentine se joint à nous. On regarde en vrac les photos prises par les membres du groupe pendant ses ateliers. Ça va être beau. On se dit au revoir. Le trottoir se déroule devant moi dans un bras de soleil réveillé. Je bâille, content. Ça suffit pour aujourd’hui.
Philippe Garon le 19.02.2024 en après-midi
Troisième atelier
J’avoue que j’appréhende. Ç’a pas été de la tarte lors de mes deux premiers ateliers avec ce groupe-là. Je les aime, mais leur logorrhée fait peur. En marchant vers le collège, je repense à ce monsieur croisé un matin sur la place d’Armes et qui s’était mis à chanter, avec vigueur, en entrant dans un café : « Fais du feu dans la cheminée… » Savait-il que c’est un bout de mon pays qu’il mettait dans sa voix en entonnant du Jean-Pierre Ferland? Je pense aussi à cette citation de Francis Ponge, qui circule pas mal depuis quelques temps, sur le Livre des visages : « La fonction de l’artiste est fort claire : il doit ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient. » Ça ne peut pas me nuire de considérer cette pensée-là comme un azimut avec ma boussole de remueur de mots.
J’arrive pas mal moins en avance que d’habitude. Ça prend pas la tête à Papineau pour y déceler ma motivation émoussée. Presque tout le monde est déjà entassé, en pagaille, dans le petit local. Trois des garçons sont estropiés, traînant un bout de leur corps immobilisé dans un plâtre en résine de l’ère spatiale. La masse malcommode de la classe trépigne, grouille et rigole, mais je perçois un petit air contrit sur le visage de quelques élèves. Une fois tout ce beau monde assis et l’appel accompli, ça se traduit par un message d’excuses qu’une porte-parole m’adresse avec un brin de solennité. Malaise. C’est pleinement justifié, mais je ne sais pas trop comment jongler avec ça. Parce qu’au fond, j’éprouve beaucoup d’affection pour ces ados-là. C’est juste qu’avec leur caquetage incessant, difficile d’avancer. En plus, ça devient vite épuisant. C’est grosso modo ce que je leur dis. Et à la faveur d’une question sur ma mère patrie, je leur suggère de prendre un peu de temps pour leur gosser à pied levé une manière de b-a-ba du Canada. Ça marche plutôt bien et au moment où je sens que leur attention se met à s’évaporer, j’embraye sur le plan de match utilisé avec mon groupe du matin. Mais au galop revient le naturel. Le bruit de fond du placotage reprend de plus belle. Gaëlle fait patate en les grondant grave à répétition. Il faut se rendre à l’évidence; ces élèves-là ne sont juste pas capables, comme groupe, de s’écouter. Et la demande qui semblait si simple en avant-midi, soit de nommer un moment positif depuis ma dernière visite, s’avère ici un obstacle paralysant pour plusieurs. Ou à tout le moins pas évident. De peine et de misère, il nous faut une éternité pour passer à travers. Je n’obtiens guère plus de succès en leur demandant ce qu’elles et ils ont rédigé à partir des consignes présentées lors du précédent atelier. Je peux compter sur les doigts de la main les élèves qui ont apporté leur feuille. Et dans ce modeste échantillonnage, difficile d’avoir plus d’un ou deux braves pour lire leur opus. Pas grave. On se revire de bord. J’improvise en leur donnant une contrainte de rédaction. Un de mes blessés nous offre sur un plateau d’argent un titre de travail pour leur partie du projet : « Soudés ». Alors je leur demande d’écrire trop phrase autour de cette idée, mais attention, en alexandrins. Les mettre en action aide un peu, beaucoup. Ça se démène, ça bricole du discours, ça ressemble à un atelier. Même que plusieurs y mettent pas mal de cœur. La cloche nous rattrape sans me laisser l’impression d’avoir eu besoin d’être sauvé. Je suis essoufflé, mais pas au tapis. Je m’en retourne à la maison confiant. On va y arriver.
Philippe Garon le 05.02.2024 en après-midi
Deuxième atelier
Tel que convenu, je prends la moitié du groupe dans un autre local pour essayer de faciliter la bonne marche de la période. Assis en cercle, comme autour d’un feu, nous nous réapproprions ensemble l’histoire de nos lointains ancêtres, qui ont justement domestiqué le feu il y a la bagatelle d’au moins 400 000 ans, peut-être plus. Cette étape majeure dans l’évolution humaine a non seulement permis un apport énergétique accrue de nos aliments, mais également l’éliminations de différents parasites et toxines. Lentement mais sûrement, notre dentition et notre système digestion se sont métamorphosés, favorisant la croissance de notre cerveau. Cette innovation nous permettait aussi de nous réchauffer, de faciliter la fabrication d’outils et de déloger les animaux qui occupaient certaines grottes, améliorant ainsi de manière significative notre confort. De plus, nous disposions dorénavant d’une source d’éclairage qui nous permettait de veiller. Selon certains anthropologues, ce nouveau comportement s’est avéré déterminant dans le développement du langage. Et donc dans l’invention des récits, des contes, première forme de littérature.
Ça se passe plutôt bien. Leur participation me convient. On passe alors à la partie visualisation. Je reviens sur l’idée que l’imagination ressemble à un muscle, qu’on peut la développer en l’exerçant. L’heure se passe sans trop d’anicroches. Lorsque l’autre moitié du groupe prend la place, Céline doit s’absenter. Et comme ça se produit pratiquement toujours quand je me retrouve comme seul adulte avec des ados, une couple de tannants gâche l’atmosphère. Ils ne sont pas méchants. Mais combien de fois ai-je répété la phrase « Vous n’avez pas besoin de parler. »? Quinze fois? Vingt fois? Sans résultat. Ça semble trop difficile, surtout pour quelques garçons, de juste se taire et écouter. Et comme ils prennent tout le plancher, je n’arrive pas à permettre aux autres élèves de prendre la parole. En plus, la cloche sonne sans que j’aie pu bien boucler la boucle. Je transfère de l’autre côté pour dresser un petit bilan avec Gaëlle. Je crois qu’elle pourra quand même récupérer. À la blague, je lui dessine (très mal) au tableau un chaudron, comme celui de Panoramix, question d’illustrer le principe des ingrédients que nous permet de ramasser l’exercice de la visualisation pour rédiger un texte. Gaëlle, c’est une femme dégourdie. Elle saura mener ses troupes pour qu’ils et elles arrivent à me bricoler quelque chose.
Étrange quand même que ces élèves me manifestent autant de sympathie, à l’arrivée comme au départ. Naturellement paranoïaque, ça me chicote. Est-ce qu’ils et elles se moquent de moi, à cause de mon accent? Est-ce de l’affection sincère? Une troisième option, entre les deux, que je ne suis pas assez perspicace pour déchiffrer?
Valentine Vermeil le 29.01.2024
Deuxième atelier
Je commence cette séance par une rapide lecture d’image collective pour leur rappeler les bases. Les quatre groupes de sept élèves reprennent leur description d’image de la dernière fois, ça chahute, ça bavasse, je m’agasse. Avec l’aide des profs, ils finissent par rédiger un très court texte qu’une personne du groupe lit aux autres, avant de découvir l’image tous ensemble. Je passe à l’exercice des portraits : serré, plan américain, en pied. Ils trépignent d’impatience, et par binôme foncent dans la cours avec leur appareil. Je dois leur rappler régulièrement les consignes, qu’ils ont du mal à respecter. Après un bon moment et pas mal d’expérimentations, nous remontons. Je veux absolument leur montrer des exemples de photos de groupes.
Philippe Garon le 22.01.2024
Premier atelier
Après dîner (bien oui, le repas du midi, pour moi c’est le dîner, du latin tardif disjejunare, « interrompre le jeûne ». Le soir, chez nous, on soupe, aussi du latin tardif suppa, « morceau de pain trempé », qui a remplacé cener au Moyen-Âge, cener, qui signifie justement « repas du soir ». Ce n’est qu’au XIXesiècle que « dîner » a remplacé « souper » dans l’usage en France, et donc qu’il y a eu un déplacement du mot « déjeuner » pour le midi et l’invention de l’expression « petit-déjeuner » pour le repas du matin. Étant donné que le peuplement du Québec, et donc plusieurs caractéristiques de nos variantes du français, remontent au XVIIe siècle, c’est normal qu’on utilise encore le mot « souper » pour le soir et « dîner » pour le midi) Bref, après dîner, j’emprunte la rue du 11 novembre pour me rendre à mon deuxième rendez-vous. J’aime bien cette école. Pas trop grande. Lumineuse, accueillante. À mon humble avis, malgré le modernisme de son architecture, il y a ici un souci d’équilibre entre élégance et fonctionnalité.
Avec sobriété. À la salle des profs, je retrouve Gaëlle. On jase un peu avec ses collègues et on se dirige à l’extérieur pour cueillir ses élèves. Elle m’avertit qu’elles et ils sont un brin bavard. Je lui réponds que je préfère des chevaux sur lesquels je dois tirer la bride que des chevaux que je dois cravacher. Hum… J’ai parlé un peu trop vite. Ils sont beaux, ils sont gentils, mais batinse qu’ils sont mémères! En fait, je ne dois pas généraliser. Certains sont plutôt timides. Donc elles et ils peuvent difficilement prendre la parole étant donné que quelques individus prennent toute la place. On a beau leur demander d’écouter, ça continue à placoter à bouche que veux-tu! En plus, un incident de boisson gazeuse vient ajouter au grichage de l’ambiance. Devant leur bourdonnage incessant, je leur avoue que je suis fatigué, que c’est difficile pour moi, mais rien n’y fait. Arrivé au dernier élève, je ne l’entends pas même si je me tiens juste à côté de lui. Je finis par me fâcher. Je leur dis que j’aimerais ça les aimer, mais que là, ils ne me donnent pas beaucoup de chance. Dans le savon que je leur passe, à défaut d’un meilleur choix lexical, j’emploie le mot « respect », même si je trouve le concept flou et galvaudé. Malaise. On termine la période en dérapage contrôlé. Plusieurs viennent me voir avant de sortir pour me parler, me serrer la main, me donner la bise même. Je ne sens pas d’arrogance dans leur attitude. Je me demande même si ce n’est pas un peu de honte face à leur comportement qui les motive dans cet élan d’affection, cette tentative de se laisser en meilleurs termes. Je leur donne mon recueil de poésie « CR!ONS » en cadeau avec le CD des chansons. Nous nous quittons sur une bonne note, mais je suis vanné.
Au retour, j’arrête au cimetière pour regarder les sépultures des soldats du Commonwealth. J’accorde une attention plus particulière aux militaires canadiens, reconnaissables par la feuille d’érable sur leur pierre tombale. Dans les autres mémoriaux que j’ai visités depuis mon arrivée, je ne voyais que des noms anglophones. Mais ici, je trouve, gravés dans la roche, au moins trois patronymes de chez nous, dont un Bourgaud. Je rentre à la maison, le pas pesant, dans la lumière de l’après-midi qui s’essouffle. Pour souper, je vais préparer un pâté chinois. On ne sait pas exactement l’origine de ce mets typique de notre gastronomie. Selon l’hypothèse la plus plausible, ça viendrait du Maine, d’une localité appelée South China plus précisément, où l’on préparait vraisemblablement ce plat. Entre 1840 et 1930, face à la misère qui sévissait au pays, plus de 900 000 Canadiens français seraient partis en Nouvelle-Angleterre pour chercher du travail. Certains auraient rapporté cette recette à leur parenté lors de vacances dans leur mère patrie, en francisant « China pie » par « pâté chinois ». Mais la plupart des descendants de ces gens, aujourd’hui, seraient totalement assimilés à la culture étatsunienne et ne parleraient plus un traitre mot de français.
Valentine Vermeil le 15.01.2024
Premier atelier
La classe de 4eme avec ses 28 élèves et ses deux profs m’accueillent. Ils sont tous charmants et très excités de commencer. Après avoir parlé du projet global, de la restitution, et des questions de récits, de territoire et d’identité, je leur montre quelques travaux passés. Ensuite, je demande à chaque élève de se présenter et de me décrire en quelques mots ses activités extra-scolaires, ses passions, et les lieux qu’il.elle fréquente en ville. À travers ces questions, je cherche à identifier les façons dont ils investissent leur territoire. Au fur et à mesure de leurs prises de paroles, des points en commun se révèlent, et des affinités d’actions et de géographiques se dessinent. L’idée de proposer des mises en scène collectives germe dans mon esprit. Gaelle et Céline ont l’air partantes.
Albert