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DIAPHANE MONOCHROME RVB 01

Pays du Coquelicot — Association Yves Le Febvre

Ateliers à l'Association Yves Le Febvre

Journal de bord par Philippe Garon, écrivain et Valentine Vermeil, photographe

 

Philippe Garon le 14 et 15 février 2024 
Premier atelier

On enseigne plus ce que l’on est que ce que l’on sait. » Cette phrase qui me suit depuis des décennies, je l’attribue au pédagogue Philippe Meirieu, même si je sais que Jean Jaurès en avait déjà semé l’esprit avant lui. Pendant mes années d’université, j’ai eu quelques bons professeurs, dont Lucille Roy Bureau, qui m’a initié aux travaux de Meirieu. Et à la pensée de la philosophe et psychologue féministe Carol Guilligan, pionnière de l’éthique de la sollicitude. Même si je ne suis pas enseignant, les mots de Meirieu m’aident. En fait, je ne sais pas trop ce que je suis. Pour faire court, je me dis « auteur ». C’est pratique en société. Efficace. Et même si c’est synonyme de « pauvre », ça dégage quand même encore une certaine aura de prestige. Alors, parfois, ça flatte quand même l’égo. Mais est-ce que ça décrit vraiment qui je suis, ce que je fais? Oui, j’écris, beaucoup, mais je publie si peu. Et ce qui me remplit le plus, professionnellement et personnellement, c’est d’animer des rencontres. Sauf que le titre d’animateur ne me paraît pas particulièrement révélateur. Alors je me dis « auteur ». L’inconvénient quand je tarde à relater formellement mes activités, c’est que l’empreinte du moment s’estompe. D’où l’importance de prendre des notes, abondamment. En revanche, ce délai de rédaction me permet-il de tamiser le mémorable? Je sais depuis longtemps que j’ai un faible pour les publics poqués. D’où me vient cette prédilection pour les jeunes qui en arrachent? Est-ce de la vulgaire culpabilité judéo-chrétienne de fils de bonne famille? J’ose espérer que des motifs plus nobles me poussent en ce sens. Avec les années, l’inconfort que ça me causait s’est tassé au profit d’une authentique curiosité. D’un contact chaleureux. Et d’une plus grande aisance; être le plus possible celui que je veux devenir, avec naturel. J’arrive aux locaux de l’association. Un des jeunes du groupe qu’on me confie vapote à l’entrée. Un garçon vraiment d’adon. Dans la salle d’attente, je patiente avec un petit livre pour enfants qui traîne là; des contes de sorcières, un très bon de Russie entre autres. Au bout d’un court quart d’heure, ma troupe arrive. Avec mon rhume, je ne leurs sers pas la main, mais ça ne gâche pas trop mon entrain. Ni leur ouverture à recevoir ma visite.

On s’assoit ensemble, on démarre ça de manière bien informelle. En fait, je ne crois pas qu’il y ait vraiment eu de moment où l’on se soit dit : « Bon, maintenant, on commence. » Aussitôt en présence, c’était déjà commencé. Oui, il a bien fallu que je dégaine carnet et crayon un moment donné. Mais je pense que ces gestes-là font tellement partie de moi maintenant qu’ils ne détonnent pas plus dans les mouvements de mon corps que quand on voit un caissier ou une caissière manipuler nos victuailles à l’épicerie. Ça va avec le métier. Au-delà des difficultés qu’ils rencontrent, mes trois gaillards présentent des profils prometteurs. Un possède une formation de peintre. Un autre s’est qualifié en logistique. Le troisième a la bosse des maths. Devant moi, ce ne sont pas les problèmes de dépendance, de délinquance ou de pauvreté qui accaparent mon attention, mais bien trois aspirants hommes qui possèdent du sacré beau potentiel. Et en sourdine de la prise en main dont je suis témoin, les deux intervenant.e.s qui les accompagnent comptent pour beaucoup, ça crève les yeux. La qualité de leur présence est une évidence. Il règne dans l’espace exigu de la pièce où nous sommes rassemblé.e.s une ambiance de confiance, de sécurité. Ces gars-là n’ont rien de loques désœuvrées. Au contraire. Ils me paraissent pas mal plus dégourdis que plusieurs de leurs semblables, mais que les circonstances ont peut-être favorisés, et que leurs choix certes aussi, il faut le concéder, maintiennent, cahin-caha dans certains cas, dans la filière officielle, le droit chemin si l’on peut dire. Bref, à mon avis, voilà trois beaux gars pas mal plus dégourdis que moi à leur âge. J’estime que leur révéler les embûches qui ont parsemé mon propre parcours ne représente pas de l’apitoiement sur mon sort. Il n’y a pas de calcul là-dedans. Je ne joue pas un jeu pour les amadouer. Si ma candeur me confère des forces, je ne l’utilise pas. Elle entre simplement dans ma trame. Alors quand je leur parle sans fard de mon alcoolisme, de mon profil dépressif, de mes déconvenues sentimentales, de toutes ces années où il m’a fallu essayer, me tromper, tomber, chercher, pour tranquillement en arriver à trouver ça intéressant, vivre, je le leur dis dans un esprit de partage, de compréhension, de construction de liens. Au fond, s’il existait des étalons pour nous aider à mesurer l’amplitude de la réussite de nos vies, est-ce que la qualité des relations que nous arrivons à créer et à entretenir ne figurerait pas en tête de liste?

Le lendemain, on mange de la pizza ensemble. On rit beaucoup. Le pittoresque de leur quotidien dans la Somme ressort avec vividité. Je les sens vraiment à l’aise avec moi. Ou à l’aise tout court, ici, dans le cadre que leur offre Yves Le Febvre. On parle de la pêche, des espèces de poissons de la région. De la bière 8.6 (pour « huit morts, six blessés »), des rappeurs Ninho, Guizmo, Booba. On parle aussi des coupures budgétaires qu’essuie l’association, à répétition. De la position impossible dans laquelle ces mesures d’austérité placent les membres de l’équipe. Qui continuent quand même. Souriant.e.s. On essaie un petit exercice d’impro littéraire. En cercle, pendant douze minutes, à tour de rôle, on énonce à voix haute des phrases qui commencent par le mot « ici ». J’enregistre ça sur mon ordi. Et je repars à la maison, avec comme mission de retranscrire notre verbatim. Et de penser à ce qu’on pourra bricoler à partir de cette boucle d’idées.

 

Valentine Vermeil le 7 février 2024 
Premier et deuxième atelier

Aujourd’hui, j’ai rencontré Baptiste, Lucas, Enzo, Sullyvan, Mïki et, Matis qui nous a rejoint 2h plus tard. Ils ont entre 16 et 21 ans et, à part Sullyvan qui a son appartement dans un foyer de jeunes travailleurs, ils habitent tous chez leur mère, et sont décrochage scolaire. Ce matin, je leur ai présenté le projet commun « Récits de territoire » en évoquant les autres groupes, les pistes lancées et l’exposition collective. Après m’être présentée en temps que photographe indépendante, ils ont chacun pris la parole pour parler (un peu) d’eux. Baptiste fait du hockey sur roller, il est dynamique et souriant, Lucas est sur la réserve et se questionne sur ses motivations en général, Sullyvan a l’air de bien aimer faire rigoler la galerie et je sens qu’il est davantage dans le concret. Quand j’évoque le terme territoire, le mot ennemi sorti de la bouche de Baptiste ; pour les autres c’est leur chambre. Puis, j’ai parlé de technique photographique, et comme avec tous les autres groupes (ou presque), je les ai lancé sur les portraits. Les boitiers réflex en main, ils ont mitraillé sans trop écouter les consignes, assez contents, mais très dissipés. Puis est venue l’heure de commander des pizzas, et d’autres jeunes gens nous ont rejoint. Camille, Amandine et Simon les éducateurs, avaient parlé de l’atelier photo et laissé la porte ouverte.
Résultat des courses, nous voilà à 10 dans la même petite pièce que ce matin, et la pluie continue à tomber.. Je reparle du projet aux nouveaux arrivants, et les questionne à nouveau sur le territoire. Malheureusement, la dynamique de la matinée s’était envolée, et selon Renaud, le lieu collectif apprécié le matin n’était plus qu’un lointain souvenir. Pour ne pas s’enliser dans les problématiques concrètes et dépasser le fait « qu’il n’y a rien à faire à Albert », je leur ai proposé d’aller sous la pluie à la pêche aux images, de reflets, de miroirs et de transparences.  
 
 

 


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